Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/373

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oublier la premiere & nous fûmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre méthode, infailliblement je m’en serois moins bien tirée & je m’apperçus une fois que si le jeu fût devenu sérieux, il eût pu trop l’être. C’étoit un soir qu’il nous accompagnoit ce duo si simple & si touchant de Leo,vado a morir, ben mio. Tu chantois avec assez de négligence, je n’en faisois pas de même ; &, comme j’avois une main appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique & où j’étois moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon cœur. Je ne connois pas bien les baisers de l’amour, mais ce que je peux te dire, c’est que jamais l’amitié, pas même la nôtre, n’en a donné ni reçu de semblable à celui-là. Hé bien ! mon enfant, après de pareils momens que devient-on quand on s’en va rêver seule & qu’on emporte avec soi leur souvenir ? Moi, je troublai la musique, il falut danser, je fis danser le Philosophe, on soupa presque en l’air, on veilla fort avant dans la nuit, je fus me coucher bien lasse & je ne fis qu’un sommeil.

J’ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni changer de manieres. Le moment qui rendra ce changement nécessaire est si près, que ce n’est pas la peine d’anticiper. Le tems ne viendra que trop tôt d’être prude & réservée ; tandis que je compte encore par vingt, je me dépêche d’user de mes droits ; car passé la trentaine on n’est plus folle mais ridicule & ton épilogueur d’homme ose bien me dire qu’il ne me reste que six mois encore