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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/403

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LETTRE VI. DE MDE. DE WOLMAR À SAINT PREUX.

Quel sentiment délicieux j’éprouve en commençant cette lettre ! Voici la premiere fois de ma vie où j’ai pu vous écrire sans crainte & sans honte. Je m’honore de l’amitié qui nous joint comme d’un retour sans exemple. On étouffe de grandes passions, rarement on les épure. Oublier ce qui nous fut cher quand l’honneur le veut, c’est l’effort d’une ame honnête & commune ; mais après avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd’hui, voilà le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d’aimer peut être un vice, celle qui change un tendre amour en une amitié non moins vive, ne sauroit être équivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces ? Jamais, jamais, mon ami, le tenter même étoit une témérité. Nous fuir étoit pour nous la premiere loi du devoir, que rien ne nous eût permis d’enfreindre. Nous nous serions toujours estimés, sans doute ; mais nous aurions cessé de nous voir, de nous écrire ; nous nous serions efforcés de ne plus penser l’un à l’autre & le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement étoit de rompre tout commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation présente. En est-il au monde une plus agréable & ne goûtons-nous