Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/493

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la sienne & la regardant de cet œil que vous devez connoître & que la langueur rendoit encore plus touchant ; tous ces biens, dit-elle, ont été donnés à mille autres ; mais celui-ci !… le Ciel ne l’a donné qu’à moi. J’étois femme & j’eus une amie. Il nous fit naître en même tems ; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s’est jamais démenti ; il fit nos cœurs l’un pour l’autre, il nous unit dès le berceau, je l’ai conservée tout le tems de ma vie & sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde & je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m’a-t-elle pas donnés ? De quels périls ne m’a-t-elle pas sauvée ? De quels maux ne me consoloit-elle pas ? Qu’eussai-je été sans elle ? Que n’eût-elle pas fait de moi, si je l’avois mieux écoutée ? Je la vaudrois peut-être aujourd’hui ! Claire pour toute réponse baissa la tête sur le sein de son amie & voulut soulager ses sanglots par des pleurs ; il ne fut pas possible. Julie la pressa long-tems contre sa poitrine en silence. Ces momens n’ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent & Julie continua. Ces biens étoient mêlés d’inconvéniens ; c’est le sort des choses humaines. Mon cœur étoit fait pour l’amour, difficile en mérite personnel, indifférent sur tous les biens de l’opinion. Il étoit presque impossible que les préjugés de mon pere s’accordassent avec mon penchant. Il me faloit un amant que j’eusse choisi moi-même. Il s’offrit ; je crus le choisir : sans doute le Ciel le choisit pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime & que l’amour de la vertu restât au moins dans mon ame après elle. Il prit le langage honnête