Aller au contenu

Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/514

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

trouva derriere elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir & je fis mettre un troisieme couvert à la place qu’occupoit ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main & mener à table sans résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût craint d’embarrasser cette place vide. À peine avait-elle porté la premiere cuillerée de potage à sa bouche qu’elle la repose & demande d’un ton brusque ce que faisoit là ce couvert puisqu’il n’étoit point occupé. Je lui dis qu’elle avoit raison & fis ôter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son cœur se gonflait, sa respiration devenoit haute & ressembloit à des soupirs. Enfin elle se leva tout à coup de table, s’en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien écouter de tout ce que je voulus lui dire & de toute la journée elle ne prit que du thé.

Le lendemain ce fut à recommencer. J’imaginai un moyen de la ramener à la raison par ses propres caprices, & d’amollir la dureté du désespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup à Madame de Wolmar. Elle se plaisoit à marquer cette ressemblance par des robes de même étoffe & elle leur avoit apporté de Geneve plusieurs ajustemens semblables, dont elles se paroient les mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus à l’imitation de Julie qu’il fût possible & après l’avoir instruite, je lui fis occuper à table le troisieme couvert qu’on avoit mis comme la veille.

Claire, au premier coup d’œil, comprit mon intention ; elle en fut touchée ; elle me jeta un regard tendre & obligeant. Ce