Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/522

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pour les vieillards. Mes enfans m’attendrissent & ne savent pas s’attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence regne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n’ai plus de commerce avec personne ; je n’ai qu’assez de force & de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh ! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs ; venez nourrir mon cœur de vos regrets, venez l’abreuver de vos larmes, c’est la seule consolation que l’on puisse attendre, c’est le seul plaisir qui me reste à goûter.

Mais avant que vous arriviez & que j’apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu’on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien d’avance. Je suis ingénue, & franche, je ne veux rien vous dissimuler. J’ai eu de l’amour pour vous, je l’avoue ; peut-être en ai-je encore, peut-être en aurai-je toujours ; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s’en doute, je ne l’ignore pas ; je ne m’en fâche ni ne m’en soucie. Mais voici ce que j’ai à vous dire & que vous devez bien retenir : c’est qu’un homme qui fut aimé de Julie d’Etange & pourroit se résoudre à en épouser une autre, n’est à mes yeux qu’un indigne & un lâche que je tiendrois à déshonneur d’avoir pour ami ; & quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu’il puisse être, qui désormois m’osera parler d’amour, ne m’en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les avez promis. Ses enfans se forment & grandissent, son pere se consume insensiblement, son mari s’inquiete & s’agite. Il a beau faire, il ne peut la