Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/90

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dise, nul ne remplit bien son devoir s’il ne l’aime ; & il n’y eut jamais que des gens d’honneur qui sussent aimer leur devoir.

Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on ne les gêne point ici par des loix positives qu’ils seroient tentés d’enfreindre en secret ; mais, sans paroître y songer, on établit des usages plus puissans que l’autorité même. On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en sorte qu’ils n’en aient ni l’occasion ni la volonté. On y parvient en leur donnant des occupations, des habitudes, des goûts, des plaisirs, entierement différents. Sur l’ordre admirable qui regne ici, ils sentent que dans une maison bien réglée les hommes & les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxeroit en cela de caprice les volontés d’un maître, se soumet sans répugnance à une maniere de vivre qu’on ne lui prescrit pas formellement, mais qu’il juge lui-même être la meilleure & la plus naturelle. Julie prétend qu’elle l’est en effet ; elle soutient que de l’amour ni de l’union conjugale ne résulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle, la femme & le mari sont bien destinés à vivre ensemble, mais non pas de la même maniere ; ils doivent agir de concert sans faire les mêmes choses. La vie qui charmeroit l’un serait, dit-elle, insupportable à l’autre ; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu’elle leur impose ; leurs amusemens ne different pas moins que leurs devoirs ; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins différents ; & ce partage de travaux & de soins est le plus fort lien de leur union.