Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/111

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se débattent fort peu contre la mort, & l’endurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, il s’en forme une autre qui vient de la raison ; mais peu savent l’en tirer, & cette résignation factice n’est jamais aussi pleine & entière que la première.

La prévoyance ! la prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place ou nous n’arriverons point, voilà la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, & de négliger le présent dont il est sûr ! manie d’autant plus funeste qu’elle augmente incessamment avec l’âge, & que les vieillards, toujours défiants, prévoyants, avares, aiment mieux se refuser aujourd’hui le nécessaire que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout ; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous ; notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun s’étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, & devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par où l’on peut nous blesser ? Que de princes se désolent pour la perte d’un pays qu’ils n’ont jamais vu ! Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris !

Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin d’eux-mêmes ? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres, & quelquefois l’apprenne le dernier, en