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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/112

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sorte que tel est mort heureux ou misérable, sans en avoir jamais rien sçu ? Je vois un homme frais, gai, vigoureux, bien portant ; sa présence inspire la joie ; ses yeux annoncent le contentement, le bien-être ; il porte avec lui l’image du bonheur. Vient une lettre de la poste ; l’homme heureux la regarde, elle est à son adresse, il l’ouvre, il la lit. À l’instant son air change ; il pâlit, il tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il s’agite, il gémit, il s’arrache les cheveux, il fait retentir l’air de ses cris, il semble attaqué d’affreuses convulsions. Insensé, quel mal t’a donc fait ce papier ? quel membre t’a-t-il ôté ? quel crime t’a-t-il fait commettre ? enfin qu’a-t-il changé dans toi-même pour te mettre dans l’état où je te vois ?

Que la lettre se fût égarée, qu’une main charitable l’eût jettée au feu, le sort de ce mortel heureux & malheureux à la fois, eût été, ce me semble, un étrange problême. Son malheur, direz-vous, étoit réel. Fort bien, mais il ne le sentoit pas : où étoit-il donc ? Son bonheur étoit imaginaire : j’entends ; la santé, la gaieté, le bien-être, le contentement d’esprit, ne sont plus que des visions. Nous n’existons plus où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes pas. Est-ce la peine d’avoir une si grand peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste.

Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, & tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, & n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le