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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/113

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Ciel ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver, comme il lui plait, et autant qu’il lui plait. Ta liberté, ton pouvoir ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, & pas au-delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion : car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme il leur plait. Ils n’ont qu’à changer de maniere de penser, il faudra bien par force que tu changes de maniere d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont qu’à savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent, ou celles de ta famille, ou les tiennes propres ; ces Visirs, ces Courtisans, ces Prêtres, ces Soldats, ces Valets, ces Caillettes, & jusqu’à des enfans, quand tu serois un Thémistocle en génie [1], vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire ; jamais ton autorité réelle n’ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes Peuples sont mes sujets, dis-tu fierement. Soit ; mais toi, qu’es-tu ? le sujet de tes Ministres : & tes Ministres à leur tour, que sont-ils ? les sujets de leurs Commis, de leurs Maîtresses, les

  1. (3) Ce petit garçon que vous voyez là, disoit Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grece ; car il gouverne sa mere, sa mere me gouverne, je gouverne les Athéniens, & les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh ! quels petits conducteurs on trouveroit souvent aux plus grands Empires, si du Prince on descendoit par degrés jusqu’à la premiere main qui donne le branle en secret.