Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/221

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de prévoir leurs impressions d’avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m’entoure, n’y supposerois-je pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, & dont il m’est impossible de me garantir ? J’ai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyois actuellement : j’ai donc toujours un sujet de crainte que je n’avois pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu’un corps étranger ne peut guère agir sur le mien sans s’annoncer par quelque bruit ; aussi, combien j’ai sans cesse l’oreille alerte ! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l’intérêt de ma conservation me fait d’abord

    sera en danger de tomber à tout instant dans l’erreur au sujet des jugements que l’on fera sur les objets qui se présenteront. C’est de là que vient la frayeur & l’espèce de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes ; c’est sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres et des figures gigantesques & épouvantables que tant de gens disent avoir vus. On leur répond communément que ces figures étaient dans leur imagination ; cependant elles pouvaient être réellement dans leur yeux, & il est très possible qu’ils aient en effet vu ce qu’ils disent avoir vu ; car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que par l’angle qu’il forme dans l’œil, que cet objet inconnu grossira & grandira à mesure qu’on en sera plus voisin ; & que s’il a d’abord paru au spectateur, qui ne peut connaître ce qu’il voit ni juger à quelle distance il le voit ; que s’il a paru, dis-je, d’abord de la hauteur de quelques pieds lorsqu’il étoit à la distance de vingt ou trente pas, il doit paraître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus éloigné que de quelques pieds ; ce qui doit en effet l’étonner & l’effrayer jusqu’à ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reconnaître car, dans l’instant même qu’il reconnaîtra ce que c’est, cet objet, qui lui paraissoit gigantesque, diminuera tout à coup, & ne lui paraîtra plus avoir que sa grandeur réelle ; mais, si l’on fuit ou qu’on n’ose approcher, il est certain qu’on n’aura d’autre idée de cet objet que celle de l’image qu’il formait