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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/238

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geoit presque toujours seul, ainsi que faisoient ses concurrens ; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint généreux, & partageoit souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une observation morale, & j’appris par-là quel étoit le vrai principe de la générosité.

En continuant avec lui de marquer en différens lieux les termes d’où chacun devoit partir à la fois, je fis, sans qu’il s’en apperçût, les distances inégales, de sorte que l’un, ayant à faire plus de chemin que l’autre pour arriver au même but, avoit un désavantage visible : mais quoique je laissasse le choix à mon disciple, il ne savoit pas s’en prévaloir. Sans s’embarrasser de la distance, il préféroit toujours le beau chemin ; de sorte que, prévoyant aisément son choix, j’étois à peu près le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté, & cette adresse avoit aussi son usage à plus d’une fin. Cependant, comme mon dessein étoit qu’il s’apperçût de la différence, je tâchois de la lui rendre sensible ; mais quoiqu’indolent dans le calme, il étoit si vif dans ses jeux, & se défioit si peu de moi, que j’eus toutes les peines du monde à lui faire appercevoir que je le trichois. Enfin, j’en vins à bout malgré son étourderie ; il m’en fit des reproches. Je lui dis : de quoi vous plaignez-vous ? dans un don que je veux bien faire, ne suis-je pas maître de mes conditions ? Qui vous force à courir ? Vous ai-je promis de faire les lices égales ? N’avez-vous pas le choix ? Prenez la plus courte, on ne vous en empêche point : comment ne voyez-vous pas que c’est vous que je favorise, & que l’inégalité dont vous murmurez est tout à votre avantage si vous savez vous en