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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/239

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prévaloir ? Cela étoit clair, il le comprit, & pour choisir, il falut y regarder de plus près. D’abord on voulut compter les pas ; mais la mesure des pas d’un enfant est lente & fautive ; de plus, je m’avisai de multiplier les courses dans un même jour, & alors, l’amusement devenant une espece de passion, l’on avoit regret de perdre à mesurer les lices le tems destiné à les parcourir. La vivacité de l’enfance s’accommode mal de ces lenteurs ; on s’exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distance à la vue. Alors j’eus peu de peine à étendre & nourrir ce goût. Enfin, quelques mois d’épreuves & d’erreurs corrigées lui formerent tellement le compas visuel, que quand je lui mettois par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il avoit le coup-d’œil presque aussi sûr que la chaîne d’un arpenteur.

Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugemens de l’esprit, il faut beaucoup de tems pour apprendre à voir ; il faut avoir long-tems comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens à nous faire un rapport fidele des figures & des distances : sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçans ne sauroient nous donner aucune idée de l’étendue. L’Univers entier ne doit être qu’un point pour une huître ; il ne lui paroîtroit rien de plus quand même une ame humaine informeroit cette huître. Ce n’est qu’à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend à les estimer : mais aussi si l’on mesuroit toujours, le sens se reposant sur l’instrument n’acquerroit aucune justesse. Il ne faut pas non plus que l’en-