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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/438

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j’ai cru que c’étoit George… Et quand c’eût été George, s’écrie Turenne en se frottant le derriere, il ne faloit pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous n’osez dire ? misérables ! soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles : trempez, durcissez vos cœurs de fer dans votre vile décence : rendez-vous méprisables à force de dignité. Mais toi, bon jeune homme, qui lis ce trait, & qui sens avec attendrissement toute la douceur d’ame qu’il montre, même dans le premier mouvement ; lis aussi les petitesses de ce grand homme, dès qu’il étoit question de sa naissance & de son nom. Songe que c’est le même Turenne qui affectoit de céder par-tout le pas à son neveu, afin qu’on vît bien que cet enfant étoit le chef d’une maison souveraine. Rapproche ces contrastes, aime la Nature, méprise l’opinion, & connois l’homme.

Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures, ainsi dirigées, peuvent opérer sur l’esprit tout neuf d’un jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe d’autant moins, que, portant déjà dans nous-mêmes les passions & les préjugés qui remplissent l’histoire & les vies des hommes, tout ce qu’ils font nous paroit naturel, parce que nous sommes hors de la Nature, & que nous jugeons des autres par nous. Mais qu’on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes : qu’on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins assidus n’ont eu pour objet que de conserver un jugement integre & un cœur sain ; qu’on se le figure au lever de la toile, jettant pour la premiere fois, les yeux sur la scene du monde,