Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/386

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tu fusses en état de m’entendre. Tant que la vertu ne coûte rien à pratiquer, on a peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les passions s’éveillent : il est déjà venu pour toi."

"En t’élevant dans toute la simplicité de la nature, au lieu de te prêcher de pénibles devoirs, je t’ai garanti des vices qui rendent ces devoirs pénibles ; je t’ai moins rendu le mensonge odieux qu’inutile ; je t’ai moins appris à rendre à chacun ce qui lui appartient, qu’à ne te soucier que de ce qui est à toi ; je t’ai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui n’est que bon ne demeure tel qu’autant qu’il a du plaisir à l’être : la bonté se brise & périt sous le choc des passions humaines ; l’homme qui n’est que bon n’est bon que pour lui."

"Qu’est-ce donc que l’homme vertueux ? C’est celui qui sait vaincre ses affections ; car alors il suit sa raison, sa conscience ; il fait son devoir ; il se tient dans l’ordre, & rien ne l’en peut écarter. Jusqu’ici tu n’étois libre qu’en apparence ; tu n’avois que la liberté précaire d’un esclave à qui l’on n’a rien commandé. Maintenant sois libre en effet ; apprends à devenir ton propre maître ; commande à ton cœur, ô Emile, & tu seras vertueux."

"Voilà donc un autre apprentissage à faire, & cet apprentissage est plus pénible que le premier : car la nature nous délivre des maux qu’elle nous impose ou nous apprend à les supporter ; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous viennent de nous ; elle nous abandonne à nous-mêmes ; elle nous laisse, victimes de