Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/399

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il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui n’a rien d’égal dans le reste de l’univers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux, pour croire qu’avec tant d’esprit on puisse être aussi stupide. Ce qu’il y a de bizarre est que chacun d’eux a lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort l’émerveiller.

C’est trop d’avoir à percer à la fois les préjugés des auteurs & les nôtres pour arriver à la vérité. J’ai passé ma vie à lire des relations de voyages, & je n’en ai jamais trouvé deux qui m’aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvois observer avec ce que j’avois lu, j’ai fini par laisser là les voyageurs, & regretter le temps que j’avois donné pour m’instruire à leur lecture, bien convaincu qu’en fait d’observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela seroit vrai dans cette occasion, quand tous les voyageurs seroient sincères, qu’ils ne diroient que ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils croient, et qu’ils ne déguiseroient la vérité que par les fausses couleurs qu’elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi !

Laissons donc la ressource des livres qu’on vous vante à ceux qui sont faits pour s’en contenter. Elle est bonne, ainsi que l’art de Raymond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu’on ne sait point. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, & à instruire une compagnie des usages de l’Egypte & des Indes, sur la foi de Paul Lucas ou de Tavernier.