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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/56

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triomphe du méchant, & l’oppression du juste en ce monde cela seul m’empêcheroit d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle, me feroit chercher à la résoudre. Je me dirois : tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort. J’aurois, à la vérité, l’embarras de me demander où est l’homme, quand tout ce qu’il avoit de sensible est détruit. Cette question n’est plus une difficulté pour moi, sitôt que j’ai reconnu deux substances. Il est très-simple que durant ma vie corporelle n’appercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du corps & de l’ame est rompue, je conçois que l’un peut se dissoudre & l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entraîneroit-elle la destruction de l’autre ? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étoient, par leur union, dans un état violent ; & quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel. La substance active & vivante regagne toute la force qu’elle employoit à mouvoir la substance passive & morte. Hélas ! je le sens trop par mes vices ; l’homme ne vit qu’à moitié durant sa vie, & la vie de l’ame ne commence qu’à la mort du corps.

Mais quelle est cette vie, & l’ame est-elle immortelle par sa nature ? Je l’ignore. Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes ; tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que puis-je nier, affirmer, quels raisonnemens puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir ? Je crois que l’ame survit au corps assez pour le maintien de l’ordre ; qui sait si c’est assez pour durer toujours ? Toutefois je conçois comment le corps