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Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/348

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APPENDICE I. 28i auparavant si le peuple auquel il les destine est propre a les suppor- ter. C’est pour cela que Platon refusa de donner des lois aux Arca- diens et aux Cyréniens, sachant que les uns et les autres étaient riches et ne pouvaient souffrir l’égalité. C’est pour cela qu’on vit en Crete de bonnes lois et de méchants hommes, parce que Minos n’avait disci- pliné qu’un peuple chargé de vices. Mille nations ont longtemps brillé sur la terre qui n’auraient jamais pu souH`rir de bonnes Iois, et celles mémes qui l’auraient pu n’ont eu dans toute leur durée qu’un temps fort court pour cela. Les peuples, ainsi que les hommes, ne sont maniables que dans leur jeunesse; ils deviennent incorrigibles en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et les pré- jugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir y toucher; ils ne peuvent pas méme souffrir qu’on parle de les rendre heureux; comme ces malades stupides et sans courage qui frémissent a la vue du médecin. I1 y a peu de nations avilies sous la tyrannie qui fassent le moindre cas de la liberté, et celles mémes qui en voudraient encore ne sont plus en état de la supporter. Ce n’est pas que, comme certaines maladies bouleversent la téte des hommes et leur Gtent le souvenir du passé, il ne se trouve quel- quefois dans la durée des Etats des époques violentes ou les révolu- tions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus, ou l'horreur du passé tient lieu d’oubli, et ou l’Etat, embrasé par des guerres civiles, renait pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue; telle fut Rome aprés les Tarquins, et telles ont été parmi nous la Suisse et la Hollande, apres l’expulsion des tyrans. Mais ces événements sont rares; ce sont des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution particuliére de l’Etat excepté. Elles ne sauraient meme avoir lieu deux fois pour le méme peuple; car il peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais il nele peut plus quand le ressort civil est usé. En général, les peuples énervés par un long esclavage et par les vices qui en sont le cortege perdent a la fois l’amour de la patrie et le sentiment du bonheur; ils se consolent d’étre mal en s’imaginant qu’on ne peut mieux étre: ils vivent ensemble sans aucune véritable union, comme des gens rassem- blés sur un méme terrain, mais séparés par des précipices. Leur misére ne les frappe point parce que l’ambition les aveugle et que nul ne voit la place ou il est, mais celle a laquelle il aspire. _ Un peuple dans cet état n’est plus capable d’une institution saine, parce que sa volonté n’est pas moins corrompue que sa constitution. Il n’a plus rien A perdre, il ne peut plus rien gagner, hébété par l'escla- vage, il méprise les biens qu’il ne connait pas. Les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, et sitot que ses fers sont brisés, il tombe épars et n’existe plus. Ainsi il lui faut désormais un maitre et jamais de libérateur.]