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Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/427

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354. DU CONTRAT SOCIAL.

1 Voila toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établis, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir et de nuire, mais sur l’esprit, la beauté, la force ou l’adresse, sur le mérite ou les talents; et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut, bientot les avoir ou les affecter. Il fallut, pour son avantage, se montrer autre que ce qu’on était en effet. 'Etre et paraitre devinrent deux choses tout a fait différentes; et de cette distinction sortirent le faste impo- sant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortége. D’un autre coté, de libre et indépendant qu’était aupafavant l’homme, le voila, par une multitude de nouveaux besoins, assujetti pour ainsi dire a toute la nature, et surtout a ses semblables, dont il devient l’esclave en un sens, méme en devenant leur maitre: riche, il a be- soin de leurs services; pauvre, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse a les intéresser a son sort, et a leur faire trouver, en effet, ou en apparence, leur profit it travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin quand il ne peut s’en faire craindre, et qu’il ne trouve pas son intérét a les servir utilement. Enfin l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au·dessus des autres, inspire a tous les hommes un noir penchant a se nuire mutuellement, une jalousie secrete, d’au- tant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sfxreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre oppositions d’intéréts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui: tous ces maux sont le premier effet de la propriété, et le cortége inseparable de l’i- négalité naissante. v Avant qu’on cut inventé les signes représentatifs des richesses, ' elles ne pouvaient guére consister qu’en terres et en bestiaux, les pl seuls biens réels que les hommes pussent posséder. Or, quand les ll héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de cou- , vrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agran- , dir qu’aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou ` l’indolence avaient empéchés d’en acquérir a leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour I d’eux, eux seuls n’avaient point changé, furentobligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches; et de la commence- rent a naitre, selon les divers caracteres des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches, de leur coté, connurent a peine le plaisir de dominer, qu’ils dédai· gnérent bientot tous les autres; et, se servant de leurs anciens es- claves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songerent qu’a subju- l l l I