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Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/439

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et bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bons vins. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-Jean, Bonneville, Bienne et Nidau à l’extrémité du lac ; le tout entremêlé de villages très-agréables.

Tel était l’asile que je m’étais ménagé, et où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers. Ce choix était si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplative. J’aurais voulu être tellement confiné dans cette île, que je n’eusse plus de commerce avec les mortels ; et il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.

Il s’agissait de subsister ; et tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où d’ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement et la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à cœur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu’il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Milord maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m’en avait offert une de 1200 francs, que je n’avais acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui il est resté, et qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou, la pension de milord maréchal, dont les deux tiers étaient réversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de 300 francs que j’avais sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour