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LA TRAVERSÉE

côtés, semblables à d’immenses blocs de marbre blanc, tantôt coniques, tantôt carrés ou dentelés. La nuit vint. Elle vient toujours trop tôt à bord. J’aimerais une navigation sans nuits. Le voisinage de l’Océan se faisait sentir et nous n’étions pas sans inquiétude sur la journée du lendemain.

Le jour suivant, il est sûr que ce n’est pas le soleil qui nous réveilla ; car il ne parut pas. Un vent du nord violent nous battait les flancs, et des légions de nuages gris, rapides comme des chasseurs à cheval, accouraient en rasant le bout des mats, et s’élançaient à toute vitesse au bout d’un horizon rétréci. La mer houleuse semblait jouer avec le navire et prendre plaisir à nous balloter comme des colis.

Le mal de mer, qui est un affreux compagnon de voyage, ne tarda pas à s’installer à bord. Nous luttâmes courageusement contre lui, et nous passâmes encore la journée sur le pont. Mais la gaîté avait disparu avec le teint frais et rose, et tout le monde paraissait affectionner particulièrement la position horizontale.

Le lendemain, nous étions presque tous gisant sur le champ de bataille, bien forcés d’avouer notre défaite. Mais nous jurions une belle haine à la mer, et nous lui crachions souvent à la figure les flots de notre mépris.

Au fond de ma cabine où le scélérat m’avait roulé, je me suis souvent représenté l’Océan comme un monstre gigantesque, de forme sphérique, n’ayant ni tête, ni queue, ni bras, ni jambes, mais tout gueules. À quel qu’endroit qu’on le regarde, s’ouvre en criant