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sauver sa tête ; et quand il reparut il avait renoncé à ses deux erreurs de jeunesse, et déposé à la fois, le luth de Polymnie et le sabre des Fils de la Liberté ! Les années des doux mensonges et des illusions étaient passées. Thémis seule absorbait dorénavant toutes les facultés du jeune avocat. Il faisait retentir les tribunaux de sa parole claironnante, en attendant qu’il en portât les accents à la tribune parlementaire.

La carrière du barreau est pleine d’attraction pour le jeune homme qui a du talent et de l’ambition. Car cette profession mène à tout, même au ciel, puisque saint Yves y est allé. Il est vrai que le calendrier ne nomme que celui-là. Mais je suis bien sûr d’y trouver, lorsque j’irai faire connaissance avec saint Yves, le plus tard possible, plusieurs membres du brillant barreau de Montréal.

Les débuts au barreau sont généralement difficiles, et la clientèle est une grande dame qui ne se laisse pas facilement approcher. Et puis les juges n’ont pas toujours une patience à toute épreuve. Ils n’aiment pas les contradictions, ni les querelles, ni les plaidoiries trop longues. Quand la maladie ne leur donne pas d’insomnie à l’audience et que la paisible monotonie du débat leur permet de fermer l’œil, ils n’aiment pas qu’on les réveille en sursaut par des éclats de voix.

Or le nouvel avocat de Saint Antoine ne savait pas réveiller doucement son juge. Il avait le ton batailleur et cette voix de clairon qui vous entre dans les oreilles comme une vrille. Quand l’argument ne paraissait pas convaincre le tribunal, il le poussait avec plus de force, il le prolongeait, il le répétait avec une insistance nerveuse qui avait l’air de dire : il m’importe peu de vous ennuyer, vous êtes payé pour cela.

Les juges n’aiment pas ça, mais les clients l’aiment, et Cartier ne fut pas longtemps sans prendre place dans les premiers rangs du barreau. Avec une activité fébrile, une endurance au travail extraordinaire il se plongea dans les livres de droit et les dossiers ; et bientôt la clientèle que j’ai appelée une grande dame lui accorda ses faveurs, et lui présenta sa séduisante compagne, la fortune.

Deux ans à peine s’étaient écoulés, qu’une autre Dame, moins distinguée, mais qui a bien des charmes, dit-on, et qui séduit un trop grand nombre de nos compatriotes, offrit de lui ouvrir ses portes, qui sont celles du Parlement.

Il eut la sagesse de refuser — Pas maintenant, répondit-il. Laissez-moi me faire au barreau une position qui m’assure l’indépendance, et alors je servirai mon pays dans la politique, si mon pays m’appelle.

C’est un malheur pour notre pays que nos jeunes gens ne suivent pas tous cet exemple, et n’attendent pas la maturité et l’indépendance pour se lancer dans l’arène périlleuse de la politique. Ils sont généralement trop pressés de servir leur pays, et trop ardents à se dévouer.


II


Ce ne fut qu’en 1848, c’est-à-dire à l’âge de 34 ans que Georges Étienne Cartier entra au parlement. Et deux ans auparavant, en 1846, il avait donné un autre bon exemple aux jeunes gens de son temps ; il s’était marié. Ce n’est pas généralement pour ce motif là qu’on se marie ; mais c’est un bon exemple tout de même, et… un acte de courage.

Il avait épousé Mademoiselle Hortense Fabre, qui appartenait à une famille très distinguée, et très remarquable par la supériorité de l’esprit.

Pendant six ans, de 1848 à 1854, il prit une part assez modeste aux débats parlementaires. Il se préparait par l’étude au rôle très peu modeste qu’il allait jouer plus tard. Il accumulait des forces pour les luttes de l’avenir, comme on amasse l’eau d’un ruisseau dans une écluse pour lui donner la force d’un fleuve.