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LA VIE CANADIENNE 63 NOS CONTES Un chat d’Espagne Souvenir d’une veillée de Noël Un ami m’avait invité pour aller avec lui à la messe de minuit à son village natal, sis à quelque quinze milles de la capitale. C’est une visite qu il ne manquait jamais chaque année. Puis, après l’office divin, l’hôtelier de l’endroit, l’avait convié pour prendre le réveillon. Un réveillon à la campagne, à la canadienne ; il n’v a rien de meilleur ; les mets sont appétissants, bien apprêtés, bien cuits, et puis, il y a en plus cette bonne gaieté du terroir, et le p’tit coup ! Ça ne se trouve plus dans les villes aujourd’hui, où tout se modernise, où tout prend une teinte cosmopolite, au contact des éléments divers qui les composent. Depuis le décès de ses parents, mon ami avait pris place à la réunion de la nuit de Noël chez l’aubergiste du village, le père Louis Bovin. J’acceptai son invitation avec plaisir, va sans dire. En ce temps-là, on ne voyageait pas en auto. Il y avait bien des coutumes, des usages, qui ne sont plus aujourd’hui, mais qui ne manquaient pas de charmes, d’attraits, il y a trente ans. Il avait neigé suffisamment pour rendre la route belle, et notre traîneau tiré par un bon cheval loué à la livery chez Cardinal, allait bon train. Les grelots tintaient joyeusement sur le dos du cheval ; l’air était froid, sec, mais vivifiant, et là-haut, la voûte d’un velours sombre était toute resplendissante comme piquée de diamants. Nos coeurs, subissant cette ambiance, se dilataient d’aise. Nous arrivâmes chez l’hôte de mon ami. Un palefrenier s’occupa de notre bête et remisa notre voiture. L’aubergiste accueillit mon ami avec un plaisir marqué et me fit aussi bon accueil. Nos gens de la campagne et des villages sont si hospitaliers ! Maître Boivin nous prépara un petit verre pour nous réchauffer, car une course d une heure, à cette saison, malgré les épais vêtements, ça vous rend frileux. Puis nous passâmes dans la grande salle de l’auberge où il y avait plusieurs personnes du village venues pour y jaser la gazette du jour et de la semaine des choses du dehors, un peu, mais beaucoup de la place et des environs. Cela assaisonné de temps en temps d’une « ronde » très goûtée. Nous nous mêlâmes sans tarder à la conversation. Dans une accalmie, je dirais, dans la conversation générale, l’un des types se mit a dire à l’aubergiste ; comme frappé d’un trait subit : -Dites donc, M’sieur Boivin vous avez ben un beau chat d’Espagne !... — Heiil ?. . . Vous voulez rire de mon chat ? — Non !... pantoute !. . . C’est un beau chat d’Espagne que vous avez là ! — Voyons !... C’est pas lien, ça, rire aux dépens d’une petite bête qu’est pas capable de vous répondre !... — J’ris pas ! — Ben, à quoi qu’vous voyez qu’c’est un chat d’Espagne, don ? -— Un chat d’Espagne, c’est facile à reconnaître : « Ça liche la moutarde » ! — Ah ben, pour le coup, s’écria le dispensateur des p’tits verres, vous vous trompez, si vous creyez qu’mon chat liche la moutarde ! — J‘gage la traite pour la compagnie icite, dit l’homme, qu’vot’ chat y liche la moutarde ! — C’est faite, j’vous prends !... On apporte un pot de moutarde ; nous nous rangeons en cercle autour de l’homme, tous très curieux de voir ce phénomène. Il prend le matou sur ses genoux en le earessant, pour ne pas l’effaroucher, saisit une bonne cuillerée de moutarde et. . . lui en appliqua le contenu sous la queue. L’animal donne un cou]) de griffe, lâche un miaou vexé, puis saute à terre. Le condiment fraîchement mélangé est comme un caustique. Il chauffe. . . il brûle. . . Alors, le chat se renverse, sur le train d’arrière et de sa langue enlève ou lèche ce sinapisme irritant et malvenu. Ce fut un rire général ; c’était bien un chat d’Espagne puisqu’il « lichait » la moutarde, et l’hôte dépité de s’être fait prendre, servit la traite à tout le monde. Va sans dire que les quolibets pleuvaient. Or donc, comme l’hilarité s’apaisait, un étranger fit son entrée. C’était un habitant du deuxième rang qui venait à la messe de minuit. Il était seul. Presque tous le connaissaient. Il avait un chien de race commune. Après les premiers instants d’échange de saluts avec le nouveau venu, et avant qu’on eut songé à lui raconter la farce du chat d’Espagne, l’aubergiste, qui venait d’avoir