Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/285

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gracieusement appuyée contre sa colonne sans perdre de son caractère, mais cela importait peu aux sculpteurs de cette période. Quant à la Tempérance et à la Justice qui se font face, elles nont qu’une main chacune — celle qui est visible d’en bas — l’une a la main gauche ; l’autre, la droite.

Et cependant, bien que sans expression, ces figures sont d’une exécution très soignée, car sur elles repose le principal effet du monument. En revanche, l’effigie du Doge, dont on n’aperçoit que la silhouette, est horriblement négligée, elle a été certainement défigurée par son misérable sculpteur : aucun mot ne peut rendre la bassesse de cette physionomie. Une grosse, large figure osseuse de clown, avec l’expression rusée, bonasse et sensuelle du pire prêtre romain ; une figure moitié fer, moitié boue, avec l’immobilité de l’un et la turpitude de l’autre; un double menton, la bouche flasque, les joues osseuses, les sourcils froncés ridant le tour des yeux, le visage d’un homme qu'on juge insensible à la joie comme au chagrin, à moins qu’ils ne soient causés par la satisfaction d'une passion ou par une humiliation d’orgueil. Même s’il eût été tel, un noble artiste n’eût pas dû l’écrire aussi clairement sur sa tombe. Pour moi, je crois que ce marbre représente plutôt l’état d’esprit du sculpteur que l’image du doge Foscari.

Cet état d’esprit, allié au mauvais goût du temps, est d’ailleurs visible dans tout le monument. Tout y est mesquin, à commencer par l’idée de placer le bouclier contre le grand rideau. Jusqu’alors le bouclier, qui avait été porté dans les combats, était suspendu à la tombe par une simple courroie de cuir, on pensait qu’il ne pouvait ni être abaissé par cette simplicité, ni exalté par une riche décoration. Aux XVe et XVIe siècles, il en fut autrement. La guerre changea de système et les chefs, qui dirigeaient