Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/91

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que le présent en était supprimé, que cette minute était conquise par mon passé. Par quel miracle les objets avaient-ils repris leurs proportions d’autrefois, leurs proportions de quand j’étais homme ? Mes yeux de fourmi voyaient avec des habitudes d’homme et vraiment n’étaient pas des yeux de fourmi. C’est un moi ancien qui jugeait, qui comparait et — tel est l’irrésistible pouvoir de l’esprit — malgré l’opposition inentendue des organes, j’étais un homme qui regardait un autre homme.

Et je me disais, en cet extraordinaire rêve éveillé : « II est plus petit que moi. Il paraît faible. D’une bousculade, je le ferais reculer plusieurs pas trébuchants, puis tomber ».

Il était presque sur moi. Je criai :

— Hé ! l’ami, passe au large.

Mais je n’avais pas d’organes pour parler ; mon grand cri restait intérieur.

Je songeai, en un commencement d’horreur : « C’est un cauchemar. Je sais, on ne peut pas crier ».

Je me rappelle que je me dis aussi : « Ah ! ça, est-ce que je vais rêver encore que je suis fourmi ? »

Et il me semble que, d’un grand effort, je me réveillais.

Trop tard. Il avait déjà le pied levé sur le mien. Oh ! je n’attendais pas que le lourdaud m’écrasât les orteils. Tant pis pour le maladroit : la bousculade, le recul trébuchant et la chute !