Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/28

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vie de l’âme est pour eux un monde inconnu, ils la regardent et ne la voient pas, et quand on leur en parle, ils ne savent même pas ce qu’on veut dire. Ils prennent en pitié ces moines qui ont sacrifié les vaines et fausses jouissances des passions aux espérances éternelles et à ces ravissements sans nom, avant-goûts et prémices de la félicité du ciel. Faites exécuter devant un sourd les plus ravissantes harmonies, le pauvre sourd restera insensible et glacé, et, s’il voit votre visage ému, baigné de larmes d’admiration, il haussera les épaules et vous prendra pour un insensé. Parlez à un aveugle de la splendeur d’un beau ciel, de la magnificence du jour, des effets merveilleux du soleil se couchant derrière les montagnes, ce langage inconnu n’éveillera aucune impression, aucune idée dans son âme ; le soleil, les montagnes, les splendeurs du ciel, tout cela n’existe pas pour lui.

Tels, mais plus aveugles et plus sourds encore, aveugles et sourds volontaires, sont les ennemis de l’Église, pour les beautés et les joies de l’âme chrétienne. Non seulement ils ne savent pas les goûter, mais ils les nient et les méprisent. Ils ont des yeux et ne voient point, ils ont des oreilles et ils n’entendent point, et ils sont fiers de leur misère comme s’ils étaient les plus riches des hommes. Ô bons trappistes ! humbles moines qu’ils calomnient, saints religieux qu’ils prennent en pitié, priez pour ces pauvres insensés !

Derrière l’église du monastère se trouve le cimetière où de petites croix de bois indiquent la place des sépultures. Un seul monument s’élève au milieu de ces croix, c’est le tombeau de l’abbé de Rancé, le saint et austère réformateur de la Trappe. Revenu à Dieu, jeune encore, après une vie folle et dissipée, ce grand homme quitta le monde pour s’attacher uniquement à la croix de Jésus-Christ, se retira dans le monastère de la Trappe, dont il était abbé,