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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

doit rendre. Je préférerai la reconnaissance à la restitution. Souvent, sans jamais rendre, on est reconnaissant, tout comme ingrat, après avoir rendu. C’est sur le cœur que portera mon estimation. Ainsi je laisserai le riche non méritant, pour donner au pauvre homme de bien. Car ce dernier montrera sa gratitude au sein de l’extrême misère et, tout lui manquant, son cœur lui restera. Ce n’est ni profit, ni plaisir, ni gloire que j’attends de mon bienfait. Content de plaire à celui-là seul que j’oblige, je donnerai pour remplir un devoir. Or tout devoir implique un choix : quel sera-t-il ? Tu veux le savoir ?

XI. Il tombera sur l’homme intègre, candide, qui se souvient et qui le prouve, qui respecte le bien d’autrui, qui n’est pas attaché au sien en avare, qui a bon cœur. Et après que je l’aurai choisi, si la Fortune lui refuse tout moyen de s’acquitter, je n’en aurai pas moins atteint mon but. Si l’intérêt, si de sordides calculs me font généreux, si je ne suis serviable qu’afin d’être servi, je ne ferai rien pour l’homme qui va voyager au loin en divers pays, rien pour celui dont l’absence sera sans retour, rien pour le malade désespéré, ni si moi-même je me vois mourant, car alors je n’ai plus le temps de recouvrer mes avances. Et pourtant, ce qui prouve que la bienfaisance est chose désirable pour elle-même, l’étranger brusquement poussé dans nos ports et qui doit partir tout à l’heure, se voit assisté par nous. A l’inconnu, au naufragé, le bâtiment qui le ramènera chez lui est offert tout équipé. Il nous quitte, sans presque connaître l'auteur de son salut, sans que nos yeux doivent le revoir jamais ; il nous délègue les dieux pour garants de sa dette, il les charge de sa reconnaissance et nous laisse satisfaits par la seule conscience d’un service désintéressé9.

Et lorsque, arrivés aux limites de la vie, nous rédigeons nos volontés dernières, que faisons-nous qu’une répartition de bienfaits dont nous ne tirerons aucun fruit ? Que de temps nous mettons à combiner dans le secret de notre âme combien et à qui nous donnerons, quand nul ne nous rendra ! Or jamais nos dons ne sont plus circonspects, jamais nos délibérations plus soucieuses que le jour où nos intérêts s’évanouissant, l’honnête seul apparaît devant nous, mauvais juges du devoir tant que l’image en est altérée par l’espoir et la crainte et par le plus lâche de tous les vices, la volupté. Sitôt que la mort nous vient isoler de tout, et nous appelle à prononcer une incorruptible sentence, nous cherchons les plus dignes pour leur trans-