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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/12

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LETTRES DE SÉNÈQUE


du temps qu’on lui donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rendre.

Tu demanderas peut-être comment je fais, moi qui t’adresse ces beaux préceptes. Je l’avouerai franchement : je fais comme un homme de grand luxe, mais qui a de l’ordre ; je tiens note de ma dépense. Je ne puis me flatter de ne rien perdre ; mais ce que je perds, et le pourquoi et le comment, je puis le dire, je puis rendre compte de ma gêne. Puis il m’arrive comme à la plupart des gens ruinés sans que ce soit leur faute : chacun les excuse, personne ne les aide. Mais quoi ! je n’estime point pauvre l’homme qui, si peu qu’il lui demeure, est content. Pourtant j’aime mieux te voir veiller sur ton bien, et le moment est bon pour commencer. Comme l’ont en effet jugé nos pères : ménager le fond du vase, c’est s’y prendre tard. Car la partie qui reste la dernière est non-seulement la moindre, mais la pire[1].


LETTRE II.

Des voyages et de la lecture.

Ce que tu m’écris et ce que j’apprends me fait bien espérer de toi. Tu ne cours pas çà et là, et ne te jettes pas dans l’agitation des déplacements. Cette mobilité est d’un esprit malade. Le premier signe, selon moi, d’une âme bien réglée, est de se fixer, de séjourner avec soi. Or prends-y garde[2] : la lecture d’une foule d’auteurs et d’ouvrages de tout genre pourrait tenir du caprice et de l’inconstance. Fais un choix d’écrivains pour t’y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te soient fidèles. C’est n’être nulle part que d’être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un ami3. Même chose arrive nécessairement à qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d’œil rapide sur tous à la fois. La nourriture ne profite pas, ne s’assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt que prise. Rien n’entrave une guérison

  1. Voy. Lettre cviii.
  2. Voy. Lettre lxxxiv.