Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tu vas m’opposer ici le banal reproche fait aux stoïciens : « Vos promesses sont trop gigantesques, vos préceptes trop rigoureux. Faibles mortels, nous ne saurions tout nous interdire. Passez-moi une douleur mesurée, des désirs que je tempère, une colère qui va s’apaiser. » Sais-tu pourquoi leur morale est impraticable pour nous ? C’est que nous la croyons telle ; ou plutôt, certes, le motif réel est tout autre. Parce que nos défauts nous sont chers, nous les défendons ; nous aimons mieux les excuser que les expulser50. La nature donne à l’homme assez de force, s’il veut s’en servir, la recueillir toute pour se protéger, ou du moins ne la pas tourner contre lui-même. Nous ne voulons pas est le vrai mot ; nous ne pouvons pas est le prétexte51.


Lettre CXVII.

Quelle différence les stoïciens mettaient entre la sagesse et être sage. Du suicide.

Tu m’attireras beaucoup d’affaires et me jetteras, à ton insu, dans un grand et fâcheux procès, en me posant de ces questions délicates sur lesquelles je ne saurais me séparer de mes maîtres sans manquer à ce que je leur dois, ni juger comme eux sans blesser ma conscience. « Tu demandes s’il est vrai, comme les stoïciens le prétendent, que la sagesse soit un bien, mais que ce ne soit pas un bien d’être sage. Exposons d’abord leur opinion, puis je hasarderai la mienne. Nos stoïciens veulent que ce qui est bien soit corps[1], parce que le bien agit, et que tout ce qui agit est corps. Le bien est utile ; il faut pour cela qu’il fasse quelque chose et ainsi qu’il soit corps. La sagesse est un bien, disent-ils ; de là ils sont amenés à la dire aussi corporelle. Être sage n’emporte pas, selon eux, la même condition. C’est chose incorporelle et accidentelle à la première, c’est-à-dire à la sagesse : c’est pourquoi elle ne fait rien et n’est point utile. « Quoi ! s’écrie-t-on, les stoïciens ne disent-ils pas que c’est un bien d’être sage ? » Ils le disent, mais en le rapportant à son principe, qui est proprement la sagesse.

  1. Voy. Lettres CVI et CXIII