Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/453

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trop vulgaire : cela va bien à la rusticité de ces pères de famille qui ne se connaissent pas en plaisir. Le vin qu’on savoure est celui qui ne surnage pas sur les aliments, qui pénètre immédiatement jusqu’aux nerfs : une ivresse délicieuse est celle qui envahit des organes libres.

Ne viole-t-il pas les lois de la nature, celui qui échange la prétexte contre l’habit de femme ? Ne les violent-ils pas, ceux qui mutilent21 l’enfance pour que sa fraîcheur brille encore dans un âge qui ne l’admet plus ? Ô cruauté ! ô misère sans égale ! Il ne sera jamais homme, pour pouvoir plus longtemps se prostituer à un homme ; et quand son sexe aurait dû le sauver de l’outrage, l’âge même ne l’y soustraira pas !

Ne violent-ils pas ces mêmes lois, ceux qui demandent la rose aux hivers, qui au moyen d’eaux chaudes et de températures factices, bien graduées, arrachent aux frimas le lis, cette fleur du printemps ? Et ceux encore qui plantent des vergers au sommet des tours ; qui voient sur les toits, sur le faîte de leurs palais se balancer des bosquets dont les racines plongent où leurs cimes les plus hardies devraient à peine monter22, ne violent-ils pas les lois de la nature, comme cet autre qui jette au sein des mers les fondements de ses bains et ne croit pas nager assez voluptueusement si ses lacs d’eaux thermales ne sont battus du flot marin et de la tempête23 ?

Dès qu’on a pris le parti de tout vouloir contrairement à l’ordre de la nature, on finit par un complet divorce avec elle. Le jour se lève ? c’est l’heure du sommeil. Tout dort ? prenons nos exercices : ma litière, mon dîner maintenant. L’aurore n’est pas loin ? il est temps de souper. N’allons pas faire comme le peuple : fi de la routine et des méthodes triviales ! Laissons le jour au vulgaire ; créons un matin pour nous, pour nous seuls.

En vérité, de tels hommes sont pour moi comme s’ils n’étaient plus. Qu’elles diffèrent peu des obsèques, et des obsèques prématurées, ces existences qu’on mène à la lueur des torches et des bougies[1] ! Ainsi vivaient, nous nous en souvenons, une foule d’hommes du même temps, entre autres Atilius Buta, ancien préteur. Après avoir mangé un patrimoine énorme, il exposait sa détresse à Tibère qui répondit : « Tu t’es réveillé trop tard. »

Montanus Julius[2], versificateur passable, connu par l’a-

  1. Voy. Tranquilité de l'âme, xi et la note.
  2. Ce Montanus est parodié par Sénèque: Apokolokynt., II.