Page:Sénèque - Œuvres de Sénèque le philosophe, Tome 2, trad Baillard et du Bozoir, 1860.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
11
A LUCILIUS. — XCII.

plaisir. Pour le calme, passe encore ; l’esprit exempt de trouble embrassera librement l’univers, et rien ne le détournera de la contemplation de la nature. Quant au plaisir, c’est le bonheur de la brute. Nous voulons allier la déraison à la raison, le vice à la vertu. Le chatouillement procure à notre corps un grand plaisir : pourquoi ne pas dire aussi qu’un homme est heureux, parce qu’il a le palais bien organisé ? Et vous rangerez, je ne dis pas au nombre des grands hommes, mais au nombre des hommes, celui dont le souverain bien consiste dans des goûts, dans des couleurs, dans des sons ? Qu’il descende du rang élevé des êtres qui ne sont inférieurs qu’aux dieux ; qu’il aille grossir le troupeau des brutes, cet animal qui ne se plaît qu’à paître !

La portion irrationnelle de l’âme se subdivise en deux parties : l’une, hardie, ambitieuse, effrénée, livrée à des sentiments tumultueux ; l’autre, basse, languissante et livrée aux plaisirs. La première, quoique sans frein, est cependant la meilleure, la plus énergique, la plus digne d’un homme : les épicuriens y ont renoncé ; mais ils considèrent, comme nécessaire au bonheur, l’autre partie énervée et abjecte. C’est à celle-ci qu’ils ont voulu assujettir la raison, en sortejqu’ils ont fait, pour la plus noble créature, un bonheur vil, ignoble ; un mélange monstrueux, un composé de membres incohérents et mal unis. C’est ce qu’a exprimé notre Virgile, en parlant de Scylla :

« Sa partie supérieure offre la figure humaine, et jusqu’à la ceinture, c’est le beau corps d’une vierge ; mais sa partie inférieure est d’un monstre marin ; ce sont des queues de dauphin sortant du corps d’un loup. »