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Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/164

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Les meilleures lois sont impuissantes si leur ouvrage
n’est affermi par les mœurs ; c’est elles qui font un peuple
ce qu’il doit être. C’est l’opinion qu’elles déterminent
et les habitudes intérieures liées aux mœurs publiques,
qui rendent les lois plus tolérables si elles sont austères

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ou erronées, plus douces encore si elles sont heureuses.
Le lien de l’habitude fait qu’un seul est nécessaire à
beaucoup et beaucoup nécessaires à lui. Il produit ce
sentiment profond [S 1] qui reporte délicieusement notre idée vers

les lieux qui nous ont vu naître, et, nous rendant

toujours étrangers [S 2] au milieu de ce que n’ont point connu

[182]

nos premiers ans, nous | rappelle sans cesse par des regrets
ineffaçables et nous ramène pour finir où nous avons
commencé.


[JM 1]

  1. Sans ces motifs naturels, sans ce besoin de préférer sa patrie,
    le patriotisme n’est qu’un vain mot qui sert à pallier les vues
    particulières, ou un effort de vertu raisonnée que l’on ne peut
    attendre que de très-peu d’hommes. S’il importe que le patriotisme
    5
    soit commun à tous les citoyens, il ne faut pas l’imposer
    comme un devoir, il faut en inspirer le sentiment irrésistible.
  2. On peut préférer soi et les siens aux autres hommes sans
    haïr ceux-ci, ou même sans ne les aimer pas. Si l’amour de la
    patrie mène à l’aversion pour les autres peuples, c’est que les
    nations sont toujours opposées d’intérêts ; c’est que notre patrie,
    5
    insensée et corrompue, a le desir et croit avoir le besoin de leur
    ruine ; c’est encore qu’en prétendant aimer notre patrie, nous ne
    voulons point le bonheur de nos concitoyens, mais nos avantages
    personnels que nous avons à la fois l’adresse et la simplicité
    d’attendre de la puissance, de la gloire, ou de l’agrandissement
    10
    de notre patrie.
  1. C, XIX{(e}} Rêv., p. 117 = l. 105-123. – 105. lorsque leur – 106. n’est
    point affermi – 106-8. mœurs. L’opinion que les mœurs déterminent, les habitudes – 108-9. publiques, rendent – 109-10. sont erronées, ou plus douces – 110-1. heureuses. C’est par les mœurs qu’un peuple est ce qu’il doit être. Le lien de – 112-9. et que beaucoup lui sont nécessaires ; il produit ce sentiment fécond qui retenant notre pensée dans les lieux où nous avons entrepris la vie, nous y prépare des affec-