Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/23

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est facilement | audacieux. L’amour du bien public plus
réfléchi est aussi moins confiant. Tant de prudence mène
à l’incertitude : on hésite, on a tout voulu, on n’a rien

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tenté. L’homme de bien projette, attend ; l’ambitieux
s’agite, se précipite ainsi tout se détériore et se perd.
Peut-être un tems meilleur me permettra-t-il un travail
plus utile. On a vu des végétaux déjà flétris reprendre
quelques instans d’une vie nouvelle, et produire, dans

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cette activité inattendue, des fruits qu’ils ne promettoient
pas. Quel homme pourra deviner les modifications successives
de son être ? passif plus qu’il ne veut se l’avouer
au milieu de la sphère d’événemens qu’il prétend activer,
qui peut savoir ce qu’il sera, entraîné par des affections

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qu’il ne pressent pas, et par un ordre de choses dont le

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fil échappe à son avide imagination ? qui | sera semblable
à lui-même, livré à l’inertie morale ou soutenu par la
sagesse, embrasé par un sentiment effectif ou consumé
par un besoin sans objet ; qui sera affecté des mêmes

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sensations sous les brumes de la Hollande, ou le ciel de
Nice dans la monotonie des plaines, ou l’âpreté des
monts ; dans la fétidité de nos prisons populeuses, ou
l’inaltérable pureté des Alpes et de l’Atlas. Ainsi la pensée
même de ce maître du globe dépend de la terre qu’il

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habite, des alimens qu’il prend, de l’air qu’il respire, des
événemens qui l’entraînent, des sentimens qui l’affectent.
Que de Leibnitz et de Marc-Aurèle morts dans leurs
berceaux, abrutis chez les Kamschadales, déformés chez
les Omaguas, ignorés dans la misère des chaumières

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européennes, entravés par les préjugés, éteints dans les
ennuis !

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De grands hommes ont établi des | innovations impo-

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  1. C, Ire Rêv., p. 5 = lignes 127-136. – Des hommes puissans ont