Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/27

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tende comme un solitaire qui, loin des arts et du bruit,
écoute la nature, consulte peu de livres, préfère la vérité
des choses à l’art qui les exprime ; apprend seulement à
sentir, à penser, surtout à douter ; et, même lorsque la
force des événemens le retient dans les villes, veut encore

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y rêver en liberté.

[xvj]

Je suis souvent réduit à des expressions peu justes, soit
que je ne rencontre pas celles que je desirerois, soit qu’elles
manquent en effet à la langue. Cependant, si l’on veut
s’habituer en quelque sorte avec moi, je crois que l’on

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entendra ma pensée, quoique mal exprimée.
J’ai considéré les choses sous diverses faces et dans
des acceptions circonscrites, et j’ai évité, souvent à dessein,
d’aller jusqu’à la vérité. Je veux me faciliter ses
routes par l’habitude de m’y promener çà et là. Je craindrois

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de les oublier trop tôt, si je les franchissois d’un
effort trop rapide ; je craindrois de ne me pas familiariser
avec cette multitude de communications indirectes, dont
les faciles sinuosités mènent au terme par degrés, et où,
chemin faisant, l’on reconnoît tous les lieux de cette contrée

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trompeuse, et l’on s’instruit à | suivre avec sûreté les
ramifications du vaste dédale de l’opinion. Peut-être les
amis du vrai se reposeront volontiers avec moi sur les
confins de l’erreur. Il est bon de l’observer sans dédain [S 1]
l’universalité des hommes ne l’auroit point prise pour la

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vérité, si elle n’avoit eu avec celle-ci des rapports et des
conformités réelles. Il faut connoître ses moyens de
séduction, pour s’assurer que la vérité elle-même n’est pas
une séduction nouvelle. Les premières affections de
l’homme forment un centre simple, vrai, essentiel, d’où

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partent des rayons illimités, qui sont seuls des voies de
  1. C’est encore un préjugé, que le mépris trop partial des préjugés mêmes.