Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/35

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elle se fixe près de toi dans le silence de la nuit ; elle
pleure, et tu ne sens pas ; elle pleure, mais sa larme amère

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s’arrête refroidie sur la pierre impénétrable qui pèsera
long-tems sur ta cendre éteinte.
Comme elle est sinistre cette idée de destruction totale,
d’éternel néant elle fatigue, elle travaille tout notre être,

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elle le pénètre | d’un frémissement de mort. Comme tout

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génie, toute vertu se sèchent et s’éteignent dans sa froide
horreur ! elle opprime, elle serre le cœur, elle atterre.
Tel est le délire de l’extension ; telle est la séduction de
cette sorte d’ivresse et son retour navrant.
Homme trompé, tes misères sont de toi seul. Rien

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n’est contradictoire, rien n’est injuste ; bien plus, rien
n’est misérable dans tes destins mortels. Tu te plains de
la nature, homme aveugle, elle ne peut rien contre toi,
elle ne peut rien pour toi ; toujours indifférente et toujours
nécessaire, elle te forme et te détruit dans ses mutations

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irrésistibles. Tu es foible pour les jouissances, tu es
donc limité pour les douleurs. Demain tu ne seras plus :
qu’importe, en vis-tu moins aujourd’hui ? ou quand tu
seras dissous, sera-ce un mal ? Insensible, ne seras-tu pas
impassible ? As-tu gémi de n’être pas né ? Tes rêves avides

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ont seuls fatigué ton cœur périssable par le délire des
vœux immortels. Abandonne une résistance, et si fatigante
et si vaine ; plus sage et plus heureux, livre-toi doucement
à l’irrévocable nécessité. Tes vœux n’arrêteront
pas tes destins ; laisse donc tes destins entraîner ta volonté


    – 155. injuste rien n’étoit misérable – 157. nature elle – 158. toujours active et – 159-70. forme parce que tu n’étois pas, et te détruit parce que tu étois. Si ta foiblesse fait la borne de tes jouissances, elle fait aussi celle de tes douleurs. Tu ne seras plus : qu’importe ? Quel rapport y a-t-il entre demain et aujourd’hui ? pourquoi sais-tu que demain viendra ? Demain tu ne seras plus : en vis-tu moins aujourd’hui ? As-tu gémi de n’être pas né ? Pourquoi fatiguer de vœux immortels un cœur périssable ? Abandonne une résistance si vaine ; livre-toi doucement à la nécessité.