Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/41

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de leur véritable estimation. Ainsi, l’œil voit d’abord les
objets placés près de lui, mille fois plus grands [S 1] que les

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mêmes objets reculés à une grande distance ; il ne les
juge semblables que quand un nombre d’épreuves l’a fait
parvenir à voir moins partiellement [S 2].

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L’homme doit se borner à estimer les différences des
choses dans leurs seuls rapports à son individu : alors il

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ne peut les sentir que d’une manière bonne, c’est-à-dire,
convenable à sa conservation, en tant que partie nécessaire
de la permanence du grand tout. Mais dès qu’il veut
estimer les relations générales des choses, il manque de
données. Nécessairement borné dans une sphère trop limi-

[JM 1]

  1. Dans tout ce qu’il considère, l’homme se met toujours au
    centre et juge ainsi toujours mal. Tout ce qui est de sa ville ou
    de son siècle est plus grand, plus singulier, plus beau, plus odieux
    que ce qui appartient à d’autres tems ou à d’autres lieux. C’est
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    toujours l’arbre de trente pieds qui, près de sa maison, lui cache
    la montagne élevée de deux mille toises à l’horizon. Il est bon
    de sentir ainsi quand on veut n’être que soi ; mais dès que l’on
    prétend étudier les choses sous d’autres rapports, il faut dépouiller
    son être, et juger comme si l’on n’étoit d’aucun lieu, d’aucun
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    âge, d’aucune espèce.
  2. C’est le propre d’une extrême ignorance de n’être étonné
    de rien : d’une ignorance qui commence à se connoître d’être
    étonné de tout ; d’une fausse science de ne l’être plus ; d’une
    science plus vraie de l’être souvent, et d’une haute sagesse de ne
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    plus pouvoir l’être. Ainsi se modifient les jugemens de l’homme,
    depuis l’instinct inepte d’animalité jusqu’à la raison du sage.
    L’homme stupide n’est étonné de rien, non parce qu’il ignore la
    raison des choses, mais parce qu’il ne soupçonne pas qu’il en soit
    une à connoître, et le vrai sage ne sauroit l’être, non pas qu’il
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    connoisse toutes les parties de la nature, mais parce qu’il sait pressentir
    son ensemble et douter dans ses détails.
  1. C, XVIIIe Rêv., p. 110 = lignes 278-296. – 278. Quand l’homme se borne – 279-80. entre les choses dans les seuls rapports qu’elles ont avec son individu, il peut les sentir d’une – 281. favorable à – 281-2. partie du – 282-3. veut supputer les rapports généraux entre les êtres, il – 284-7. restreint dans une sphère limitée, il jugera toujours fausse-