Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/132

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le génie s’attache à prendre sa place. Il la prendra par les
armes ; car de tous les moyens de faire des choses grandes
en réalité, ou grandes en apparence, c’est le seul qui soit
rapide et proportionné à la vie de l’homme. Quand il sera
le maître, il sera absolu ; car il est impossible qu’il se
concilie tant de volontés diverses ; et, ne pouvant les
concilier, il faut bien qu’il les dompte. S’il daigne les acheter,
ce sera par condescendance ; et s’il ne se joue pas des
hommes, la bonté de son ame sera admirable. S’il ne
passe point du mépris de ceux qui le servent, au mépris
des peuples [1], il faut que sa pensée ait une habitude de
profondeur très-étonnante au milieu des sollicitudes qui
l’obsèdent. Et si parmi dix millions d’hommes, dix années
s’écoulent sans qu’un tel homme se rencontre, c’est une
chance tout à fait singulière. C’est une chance de malheur,
car c’est être asservi doublement que de l’être sous
des hommes vulgaires : or je répète que vos riches et
vos pauvres, et vos savans et vos niais, vos gens distingués
et votre populace, vos villes bâties avec des chaînes

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et vos champs sillonnés de sueurs n’ont | existé jamais, et
jamais n’existeront autrement que sous le joug pour lequel
un tel ramas est formé.
On prétend qu’il y a eu de grandes républiques :
apparemment ce n’est pas sur ce globe-ci. Les républiques
grecques étoient de fort petits états. La république romaine
n’a point eu d’existence réelle, surtout lors de la puissance
de Rome. Le mot restoit ; mais pour la chose on y aspiroit,
on ne l’eut jamais. Le sénat régnoit, et il faisoit la
guerre pour empêcher ses sujets de se révolter. Les
  1. Remarquez (c’est une chose plaisante à imaginer) que celui qui a fait des choses éclatantes, se flatte naturellement lui-même, et n’est pas loin de croire que quiconque n’en a pas fait de grandes, est incapable d’en faire.