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NOTES D’UNE FRONDEUSE

« chef » dont ils vécurent matériellement ou moralement ; s’il n’est pas « dans le train », enfin, de prendre celui de Bruxelles, demain, on sera dix.

Je tiens à être de ces dix-là.

Le coup de pistolet du petit cimetière d’Ixelles a fini de jeter bas le spectre de la dictature… ce spectre qui tant va manquer à tant de gens ! L’autre fois, c’était un vaincu, un désarmé, un proscrit, qui perdait sa dernière et unique consolation, la chair de sa chair, l’âme de son âme, la frêle fleur qui avait embaumé son exil ! Cette fois, c’est un homme qui se tue pour une femme, qui meurt de sa mort, inconsolable, inconsolé. Qu’a à voir la sale politique là-dedans ?

Bizarre chose ! La sympathie que j’ai eue, à de certaines heures, pour le général Boulanger, n’était que relativement suscitée par lui-même, quelles que fussent ses grandes qualités attirance, son don incontestable d’enjôlement. J’ai la peur des sauveurs et la peur des soldats !

Non, elle provenait davantage de ses adversaires ; de l’outrance de leur haine ; des bordées d’injures que leur arrachait l’effroi ; de l’acharnement inouï, sans exemple, qu’ils mettaient à frapper cet homme — non point seulement dans la vie publique, ce qui était leur droit strict ; mais dans sa vie privée, dans sa personne physique, dans son intimité d’alcôve ou de cœur !

Chaque fois que le général triomphait, il m’inquiétait, et je me tenais à distance, plutôt hostile. Chaque fois qu’il subissait une défaite, la férocité dont on l’accablait me le rendait intéressant. Je ne me rapprochais pas de lui, en vérité… je m’éloignais des autres !

Si je conte ces détails, ce n’est pas pour définir mon « état d’âme », duquel, avec raison, le public se