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NOTES D’UNE FRONDEUSE

Ainsi en est-il de Jersey : c’est un Midi phtisique d’un invincible charme, d’une pénétrante douceur ! Je ne dis pas que j’aimerais beaucoup à y vivre — ô Paris, mon « patelin » ! mais j’y mourrais volontiers, parmi les roses pâles, les jasmins frêles, les lis chancelants !

Ici, l’âme se doit détacher du corps avec la morbidesse de ces feuilles de platane à peine jaunies, auxquelles la brise automnale prête ses ailes pour quelques secondes… qui planent, puis s’abattent, lentement, en tournoyant, avec des palpitations d’oiseau blessé.

Le chemin en est tout jonché, ces voies unies où le boggy avance sans fracas, sans heurts, comme si les roues étaient lingées, entre les haies de hauts géraniums et les maisons basses à portique étrusque, qui sembleraient des villas de Tibur ou de Tivoli, sous leur tunique de badigeon ocre, rose, ou bleu, si le pignon gothique n’y remplaçait la terrasse plate, de balustres encadrée.

Les jardins, pleins de fuchsias et de dahlias — fleurs « respectables », régulières, et inodores — sont tirés au cordeau, propres au-delà de toute idée. Pas un atome de poussière, pas un caillou de travers ! C’est à croire que les habitants se lèvent la nuit pour cataloguer leur sable et épousseter leurs arbustes !

L’architecture de tous ces « Manoirs » est drôlette ; moyen-âgeuse le plus souvent, parfois rococo, çà et là romane, pittoresque toujours ! Et des masses profondes de verdures, mi-indigènes, mi-exotiques, séparent les unes des autres les demeures ; créent de la solitude dans l’agglomération ; font de l’île tout entière, en toute saison, un prodigieux bouquet.