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NOTES D’UNE FRONDEUSE

dante pupille — qui a gardé ses coutumes, sa foi, sa loi !

Il n’en faut pas chercher la raison ailleurs qu’en ce que cet éclat de continent, avec la diversité de ses sites, de ses aspects, la sauvagerie de ceux-ci, la joliesse de ceux-là, est une réduction d’Europe ; une sorte de diminutif où le touriste, soit pressé, soit pauvre, prend idée de ce qu’il n’a pas la possibilité d’aller voir en original ; où le touriste plus favorisé retrouve d’intéressantes analogies, une renaissance de souvenirs.

Jersey est, à dire vrai, une exquise carte d’échantillons. Voulez-vous de l’abrupt ? Voilà Corbière, son phare, ses rocs, ses brisants, et son flot en éternelle fureur ? Voulez-vous du fleuri ? Voilà Rozel, où les magnolias poussent, aux chênes pareils. Voulez-vous une réminiscence des grottes de Hal ? Voilà Lecq et ses caves. De la rade de Menton ? Voilà Sainte-Brelade. Des bords du Rhin ? Voilà Mont-Orgueil, aire d’aigle, temple debout encore de la féodalité abattue !

Tel est le motif pour lequel l’Anglais, voyageur pratique, apprécie hautement Jersey. Il lui semble précieux au même titre que le nécessaire de toilette où se loge toute l’intimité du home ; que la Bible de poche où tient tout Dieu ! C’est, sous un petit format, le résumé des tournées lointaines ; un extrait d’impressions que l’on peut diluer à sa guise : le Liebig de la curiosité, l’Of-Meat de l’admiration !

Le Français libre, lui, aime Jersey pour sa grâce ; parce que c’est un pays mixte où il retrouve de la France en tâtant un peu de l’étranger comme les frileux tâtent l’eau, sans perdre pied.

Le Français proscrit aime Jersey parce que c’est à mi-chemin de l’exil, parce qu’il lui semble que, par ce flot qui bouge, il demeure en contact avec la patrie.