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NOTES D’UNE FRONDEUSE

n’oubliera pas — celle-là aussi est une dévouée ! — seulement, son chagrin, le temps aidant, s’atténuera peu à peu.

Du secrétariat, où je l’interroge, toutes les paroles dites dans la cour nous parviennent ; et à chaque instant le nom de M. Max intervient, comme acheteur.

— Savez-vous qui est ce M. Max ?

— Oui, madame, c’est un Anglais qui est venu, pour le compte d’un tas d’Anglais. Et il ramasse tout ce qu’il peut.

À ce moment, une grosse rumeur s’élève, des déplacements de sièges, des trépignements… C’est Jupiter qu’on amène, le cheval d’armes du général. Celui-ci a, l’on s’en souvient, légué Tunis, le coursier noir désormais historique qu’il monta le 14 juillet 1886, à son ami, M. Barbier — le propriétaire du fameux landau marqué B, attribué si charitablement à toute personne dont l’obligeance pouvait compromettre Boulanger.

Jupiter, sous sa housse de drap bleu liséré de jaune, fait des grâces, encense, frémit des naseaux. Son œil, vraiment superbe d’expression et d’éclat, s’illumine de contentement à voir tout ce monde… c’est sa dernière manifestation, à lui !

Et des dévots le caressent respectueusement du bout des doigts, en lui disant tout bas des choses que nul n’entend. Même, un vieil homme l’embrasse, dont les paupières rougissent soudain.

Que va-t-il devenir, Jupiter, le noble animal ?

Va-t il tomber entre les pattes d’un maquignon avisé, qui le revendra à quelque excentrique ? Va-t-il, plus déchu encore, être la proie d’un éhonté barnum, qui le traînera de cirque en cirque, le montrant pour de l’argent ?

Un petit frisson passe ; tous ceux qui ont l’amour et