Page:Séverine - Notes d'une frondeuse, 1894.djvu/211

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vrés, la ruine de toutes leurs espérances. Ce bateau qui s’en va là-bas, dansant sur l’onde, au-devant de la mort, porte, non pas leur fortune, mais le rêve de toute leur vie — l’idole à tête de femme à laquelle plusieurs ont sacrifié leur bien-être et sacrifieraient volontiers leur existence !

Ils s’époumonent à crier gare ; mais le bruit de leur voix se perd dans le bruit du vent et le bruit des flots. À bord, on les déclare « rasants », pessimistes… voire un peu traîtres. Est fauteur du péril, et en est responsable, quiconque n’a pas embarqué ; a refusé de courir l’aventure ; n’approuve ni la ligne suivie ni l’insouciance livrant aux éléments, sans radoubage et sans garanties, un navire démantelé.

Qui eût cru, cependant, qu’on ne réparerait point ; qu’on laisserait les choses en l’état, que rien ne serait fait pour conjurer le danger sans cesse renaissant ?

Je me rappelle toutes les belles promesses prodiguées à ceux dont on mendiait l’appui — et je lis, sur leurs visages déçus, qu’on n’a plus à compter sur leur crédulité pour l’alliance du demain.

Si le boulangisme n’a pas réussi, pourtant, à qui le doit-on ? Au général Boulanger lui-même ? Certes oui ! Mais les démocrates de gouvernement ne sont-ils pas les débiteurs des socialistes… qu’ils sont allés chercher « jusqu’au fond de leurs repaires » afin de solliciter d’eux une trêve ; l’oubli des justes rancunes ; le coup d’épaule vigoureux que ces gas d’atelier ou d’usine pouvaient seuls donner ?

Le peuple, las de tout, dégoûté de tout, écœuré par vingt années d’attente, se ruait joyeusement derrière l’inconnu qui passait. Quel qu’il fût, il ne pouvait être pire que ceux qu’on connaissait déjà ! Quoi qu’il fît, les pauvres n’en seraient ni plus malheureux, ni plus