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NOTES D’UNE FRONDEUSE

taque, si cette « espèce » se permet d’élever la voix…

Les kilomètres défilent, des deux côtés de la diligence ; mais, au lieu de galoper, le paysage traîne, tant les maigres chevaux qui l’arpentent ont peu de cœur au ventre et de feu aux jarrets ! On a quitté Rouen à quatre heures du matin, bien avant le lever du jour ; et, à dix heures, c’est à peine si l’on est à quelques lieues de la ville. Comme comble de malechance, la carriole échoue dans les neiges ; et il faut un temps infini pour la dégager. On n’arrivera pas avant le soir, de ce train-là, au village dans lequel tous se promettaient repas et repos.

Et la faim sévit ! Une faim intense, féroce, qui s’exaspère de l’attente, crispe les estomacs, fait grogner les boyaux ! Personne n’a songé à prendre de provisions — que Boule-de-Suif, un peu licheuse, comme le comporte son rang social ; et qui tire, de son panier, de savoureuses victuailles, des conserves délicates, d’onctueuses friandises.

Elle s’installe pour déjeuner ; puis, bonne personne, sentant toutes ces fringales assaillir son assiette comme une bande de chiens gourmands ; partagée entre la crainte de refus pénibles et le désir de rendre service, elle finit par une offre de partage. On s’y rue ! Elle donne son pain, son vin, les ailes de ses poulets, la gelée de ses terrines… tout heureuse de cette réhabilitation gastronomique.

Alors, on cause. Les autres s’en vont, parce que leurs intérêts et le souci de leur sécurité les entraînent au loin ; elle, s’en va, parce qu’elle a sauté à la gorge du premier Prussien qui a franchi son seuil, et que ça lui tourne le sang « de voir ces vermines-là » !

On arrive à Tôtes, l’étape espérée ; et l’on débarque sous l’œil gouailleur du commandant allemand, qui