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NOTES D’UNE FRONDEUSE

examine les sauf-conduits. Il s’attarde à celui de Boulede-Suif, reluque la belle grosse donzelle ; et, lorsque les voyageurs sont réunis pour dîner, dans la grande salle de l’hôtel, l’envoie quérir, par son ordonnance — pour une « personnelle communication ».

On en devine l’objet ! Boule-de-Suif se rebiffe ; et, rouge de colère, suffocante d’indignation, vient prendre sa place à table. Toute l’armée française, si on veut ! Mais un Prussien !… Et chacun, ému de ce patriotisme, solidaire de cette résistance, l’encourage avec fierté.

Seulement, le lendemain, la diligence n’est pas attelée. L’officier met le sort de ses compagnons entre les mains de Boule-de-Suif : elle en décidera à son gré. Si « oui », on repartira ; si « non », on restera. Et quatre, cinq jours, ce chantage persiste, l’hôtelier venant demander chaque soir : « Si mademoiselle Élisabeth Rousset a changé d’avis ? »

Elle, s’obstine ; mais ses voisins, ses co-retenus, en ont vite assez. C’est ridicule, aussi, cet entêtement pour une chose d’où dépend leur libération — et qui lui coûte si peu ! Une poussée d’ignominie les saisit tous ; ces honnêtetés se coalisent pour amener la fille à se faire une raison ; à ne pas compromettre la sécurité de personnes respectables par une exagération de chauvinisme mal entendu.

On la cajole, on l’enjôle… Jusqu’à une pauvre religieuse qui, amenée, sans s’en douter, à traiter de certains sujets, parle de Judith et d’Holopherne, de Dalila et de Samson, de Jahel et de Sisara, de toutes les héroïnes bibliques immolant leur chasteté à quelque œuvre édifiante — le but justifiant les moyens !

Et Boule-de-Suif cède, parmi l’allégresse générale ; paie seule la rançon commune.

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