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NOTES D’UNE FRONDEUSE

(est-ce un crime ?) la récompense de ses succès. Sur le bateau qui le ramène, il rêve, s’émeut ; chaque foulée en avant répond à un battement de son cœur.

Lui qui avait tant de courage, là-bas, parmi les pires dangers, sous le soleil de plomb, les balles, les flèches, la férocité des indigènes, les trahisons du climat ; lui qui émerveillait, par son stoïcisme et son impassible vaillance, jusqu’aux féticheurs prisonniers, jusqu’aux femelles belliqueuses qui défient la douleur — voilà qu’il se sent faible ; que quelque chose de très doux, de très bon, lui dilate la poitrine, monte jusqu’à ses yeux qui s’embrument dans la paix profonde du soir.

Si on le voyait !… Vite, il a redressé son torse, repris sa martiale allure. C’est l’éclaboussement des vagues, la vapeur d’échappement, qui lui a picoté les paupières, mouillé les joues. Sûrement ! Et il redescend, raide, muet, taciturne, impénétrable. Cependant, son âme est en fête !

À Marseille, première surprise. Il a fait largement son devoir ; donc il lui semble naturel qu’on le reçoive en serviteur ayant bien mérité de la patrie. Il ne tient pas aux cérémonies, aux ovations — rien qu’à la cordialité fraternelle due à ses services. Depuis nos désastres, ils sont rares, ceux qui reviennent en vainqueurs !

Et la politique entre en scène. On chipote sur les honneurs à rendre, la monnaie à dépenser ; on discute même, en principe, la réception.

À ce point que (l’édilité étant en bisbille avec la préfecture) il est question de siffler, de huer cet homme qui n’en peut mais ; qui ne comprend rien à cette tempête dans une bouillabaisse ; qui s’attriste d’un accueil si contesté, si marchandé, si indigne, non de lui-même, mais du pays qu’il voyait autre, en ce fin fond de l’Afrique, d’où il lui rapporte quelques lauriers.