Page:Séverine - Notes d'une frondeuse, 1894.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
NOTES D’UNE FRONDEUSE

vont promener à travers Paris le cadavre qu’ils ont fait !

Les insurgés de 48, leurs créanciers, ne promenaient au moins, sur les boulevards, que les morts tués par la troupe !

Moi, je reste ébahie de cette tendresse soudaine pour la mémoire que j’ai entendu le plus malmener dans ma vie.

Quand j’étais petite, mes parents (des gens très rangés) disaient, parlant de ce député et de son décès tragique :

— Ce n’était peut-être pas une mauvaise nature… mais, enfin, il a fini en insurgé !

Et mon père prononçait « insurgé » avec le mépris d’un homme qui avait voté contre Louis Bonaparte avant Décembre, et pour après.

Ensuite, j’ai entendu des radicaux.

L’un d’entre eux (qu’il se rassure, je ne le nommerai pas, car il est l’un des ornements de la manifestation d’aujourd’hui) avait même un bien joli mot de sceptique à propos de ce croyant :

— Baudin ?… Quel raseur ! En voilà un qui a gâté le métier !

Plus tard, c’est avec des socialistes que j’ai causé de l’événement, et du défunt si oublié. Et, cinq années durant, sauf les blanquistes et quelques indépendants qui ont la religion du courage, nos conversations se sont, par eux, résumées ainsi :

— Après tout, c’était un martyr bourgeois ! S’il avait vécu, il aurait fait comme tous les quarante-huiteux, sûr ! Et puis, sa tombe est un tremplin : le tréteau de M. Gambetta ! Nous avons Millière et Delescluze, nous autres !