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notre petit ami[1] que vous connoissez. Monsieur le Cardinal se lève à six heures ; il dit son bréviaire en hébreu : vous savez pourquoi ; il va à la grand’messe. Il dîne sobrement : il lit le Nouveau Testament, ou il écrit jusqu’à vêpres ; il se promène, il soupe à sept, se couche à dix ; il dit de bonnes choses ; en un mot, il paroît content.

Parlons un peu de M. de Turenne : il y a longtemps que nous n’en avons parlé. N’admirez-vous point que nous trouvons heureux d’avoir repassé le Rhin, et que ce qui auroit été un dégoût s’il étoit au monde, nous paroît une prospérité parce que nous ne l’avons plus ? Voyez ce que fait la perte d’un seul homme. Écoutez, je vous prie, ma bonne, une chose qui me paroît belle : il me semble que je lis l’histoire romaine. Saint-Hilaire[2], lieutenant général de l’artillerie fit donc arrêter M. de Turenne, qui avoit toujours galopé, pour lui faire voir une batterie ; c’était comme s’il eùt dit : « Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c’est ici que vous devez être tué. » Le coup de canon vint donc, et emporta le bras de Saint-Hilaire, qui montroit cette batterie, et tua M. de Turenne. Le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. « Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il ; voyez (en lui montrant M. de Turenne roide mort), voilà ce qu’il faut pleurer éternellement[3], voilà ce

  1. Voyez tome III, p. 511 et la note 12.
  2. C’était un officier de fortune, fils d’un savetier de Nérac. Maltraité par son père, il s’engagea dans un régiment d’artillerie, et il parvint par son mérite au grade de lieutenant général. (Voyez la Notice historique sur la ville de Nérac, par Christophe Villeneuve-Bargemont, préfet de Lot-et-Garonne, ancien sous-préfet de Nérac. Agen, 1807, in-8, p. 7.) Le fils parvint au même grade que son père. — La Fare rapporte à peu près de même les paroles de Saint-Hilaire (tome LXV, p. 219, 220).
  3. Le manuscrit porte : et cruellement ; les deux leçons sont dans l’écriture faciles à confondre.