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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/290

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canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[1]. Je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n’y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il ? Il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter ; il jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l’étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d’Harcourt fut mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casai, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel, n’auraient-ils pas été plus glorieux ? M. de Turenne n’a point senti la mort ; comptez-vous encore cela pour rien ? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux.

Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui comble M. de LOrges de gloire ; il en faut voir la fin. Nous sommes toujours transis de peur, jusqu’à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre deux. La pauvre Madelonne[2] est dans son château de Provence. Quelle destinée ! Providence ! Providence ! Adieu, mon cher comte ; adieu, ma très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à madame de Toulongeon. Je l’aime fort, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d’heure à Montelon, que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie ; c’est qu’elle a de la facilité dans l’esprit, et que nous n’avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré en Flandre ; il n’ira point en Allemagne. J’ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci ; adieu.


133. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 9 août 1675.

Comme je ne vous écrivis qu’un petit billet mercredi, j’oubliai plusieurs choses que j’avais à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au soir que M. le coadjuteur avait fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé. M. de Con-

  1. On aime à remarquer qu’elle avait senti la beauté de cette expression, et se plaisait à s’en parer devant plus d’un ami.
  2. Madame de Grignan. Sa mère lui donnait souvent ce nom.