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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Soit, donc ! venez, nous allons entrer ensemble.

— Non, dit Dragomira, moi seule. »

Karow la regarda. Un rude combat se livrait dans son âme.

« Pour l’amour de Dieu, dit Sessawine en la suppliant, n’allez pas plus loin ! Quelle bizarre fantaisie ! Vous nous torturez le cœur. Venez, quittons ce lieu.

— Je veux entrer dans la cage, répéta encore une fois Dragomira, comprenez-vous bien ? toute seule. Donnez-moi votre cravache, et puis ouvrez !

— Non, non, vous ne devez pas ouvrir, monsieur Karow ! » s’écria Sessawine ; mais ses paroles n’eurent aucun effet.

En cet instant, Karow était complètement sous l’influence de Dragomira. Elle l’immobilisait et le dirigeait, avec son regard, comme bon lui semblait. Elle tendit la main et il lui donna la cravache. Elle posa le pied sur l’escalier menant à la galerie de bois qui régnait derrière les cages, et il lui présenta la main et la conduisit ; elle lui fit signe d’ouvrir la porte de la cage, et il l’ouvrit. Mais, à peine était-elle entrée, que, se plaçant derrière elle, il tira un revolver de chaque poche de sa tunique de velours, et, son regard dominateur fixé sur les bêtes, il resta là, prêt à faire feu au moindre danger.

Sessawine, muet et pâle, semblait cloué devant la cage par la contemplation de cette belle jeune fille, audacieuse jusqu’à la folie. Elle s’était avancée, fière et calme, au milieu des bêtes assoupies.

« Debout ! cria-t-elle, en poussant le lion avec son pied. En avant ! Déchirez-moi en morceaux ! »

Alors elle se mit à fouailler de sa cravache les trois animaux, le lion et les lionnes. La cravache sifflait en fendant l’air. Les bêtes reculèrent d’abord et grondèrent, en montrant les dents ; puis le lion se mit à battre le sol de sa queue et se prépara à bondir.

« Allons ! viens donc ! » s’écria Dragomira.

Karow était prêt à agir ; mais, au moment où le lion s’élançait sur Dragomira, elle se plaça entre la bête et l’homme, si bien qu’il ne pouvait plus faire feu. Cependant, elle avait jeté au loin la cravache et se tenait debout, les bras étendus, comme une martyre chrétienne dans l’arène.

« Je suis dans la main de Dieu ! » s’écria-t-elle.

Le lion s’arrêta soudain devant elle, leva la tête, la regarda longtemps et se coucha ensuite paisiblement à ses pieds.