Page:Saint-Bernard - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome 2, 1866.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sure que la bouche se remplit d’aliments ; tout entiers à ces entretiens, nous oublions toute mesure dans le boire et le manger.

Saint Bernard relève les abus des Clunistes, premièrement dans les assaisonnements. 20. Cependant les plats se succèdent sur la table, et, à la place des pièces de viande, dont on s’abstient encore, on voit figurer de beaux et nombreux poissons ; mais si, après avoir bien mangé des premiers plats, vous touchez aux seconds, il vous semblera que vous n’avez point encore mangé du tout, tant les cuisiniers mettent d’art et de soin à préparer tout ce qui est offert, de sorte qu’après quatre ou cinq plats les premiers ne font point de tort aux derniers, et quoique l’estomac soit plein, l’appétit n’a rien perdu de sa force. Le palais, séduit par de nouveaux assaisonnements, oublie peu à peu les mets déjà connus de lui, retrouve toute sa délicatesse au contact de condiments tirés de pays étrangers, et l’estomac se réveille connue s’il était à jeun, il continue à se remplir sans s’en apercevoir, la variété des mets lui fait oublier la satiété. Comme les choses toutes simples, telles que la nature les produit et avec le goût que Dieu leur a donné, nous sont devenues insipides, nous les associons à mille autres substances étrangères qui réveillent l’aiguillon de la gourmandise, et voilà comment il arrive que nous dépassons de beaucoup les limites de la nécessité avant que le plaisir de manger soit émoussé tout à fait. Qui pourrait dire, par exemple, de combien de manières, on accommode, pour ne pas dire on incommode les œufs, entre autres choses, avec quel art on sait, là, les battre et les mêler ; là, les réduire en eau ; là, les faire durcir ou les hacher en menus morceaux, les servir frits, rôtis, farcis, séparés ou mêlés à d’autres choses ! Or pourquoi tout cela, sinon pour prévenir le dégoût ? Après cela on s’étudie à parer les choses au dehors, de telle sorte que l’œil ne soit pas moins flatté que le palais devra l’être ; on veut y goûter au moins, quoique plus d’un renvoi indique assez que l’estomac est plein. Mais pendant que l’œil est flatté par la belle couleur des mets et le palais par leur goût délicieux, le malheureux estomac, qui ne comprend rien aux couleurs et ne trouve aucun charme aux saveurs, contraint d’engloutir tout cela, est plutôt fatigué que fortifié par ce qu’il absorbe.

Abus dans le boire. 21. Parlerai-je maintenant de l’eau comme boisson, quand on ne veut pour rien au monde en mettre même dans son vin ? Comme il va sans dire que, par le seul fait que nous sommes devenus religieux, nous avons acquis un très-mauvais estomac, nous nous gardons bien de ne pas suivre le bon conseil que l’Apôtre donne « de boire du vin, » en ce cas ; il est vrai que nous oublions, je ne sais trop comment, qu’il disait de n’en boire « qu’un peu. » Et encore plût au ciel que nous nous contentassions de vin, même pur ! Le dirai-je ? Après tout il vaudrait mieux rougir de le faire que de le dire, et s’il nous en coûte de l’entendre qu’il ne nous en coûte point de nous corriger. Eh bien ! on voit, pendant un même repas, remporter trois et quatre fois des verres à moitié pleins, dont on a flairé plutôt que goûté, touché du bout des lèvres plutôt que bu le contenu, pour choisir avec une habileté rare et une promptitude de connaisseurs, le vin le plus fort. Mais que penser d’un certain usage établi, dit-on, dans plusieurs monastères, de servir, aux grandes fêtes, certains mélanges de vin, de miel et d’épices[1]. Le mettra-t-on aussi sur le compte de la faiblesse des estomacs ? Pour moi je crois qu’il n’a d’autre but que de faire boire davantage et avec plus de plaisir. Mais quand

  1. Pierre le Vénérable a aboli cet usage, excepté le jour du jeudi saint, par son statut xi.