Aller au contenu

Page:Saint-Bernard - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome 2, 1866.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on se lève de table, les veines gonflées par le vin et la tête en feu, qu’y a-t-il de mieux à faire que d’aller se coucher et dormir ? Ne forcez pas ceux qui sont dans cet état à se lever pour les matines avant d’avoir digéré, car ce n’est point un chant, mais des lamentations que vous feriez sortir de leur bouche.

Troisième abus : l’usage de la viande. 22. Une fois couchés, si on les questionne ils accusent quelque maladie et se plaignent non des excès de table qu’ils ont faits, mais de n’avoir point d’appétit. Il s’est même passé quelque chose de bien ridicule, si toutefois c’est vrai, comme me l’ont assuré plusieurs personnes qui disaient le savoir pertinemment, et que je ne veux point passer ici sous silence. Ainsi on aurait vu de jeunes religieux forts et bien portants quitter le couvent, se rendre à l’infirmerie sans être malades et manger de la viande, ce que la règle ne permet qu’aux infirmes et aux constitutions tout à fait débilitées pour réparer leurs forces (Reg. S. Bened., cap. xxxi et xxxix), non pour refaire une santé délabrée et tarir une source de souffrances, mais dans la pensée de soigner leur excessif embonpoint[1]. Je me demande d’où leur vient cet excès de sécurité pour jeter ainsi loin d’eux les armes, pour aller s’asseoir à de longs festins ou s’étendre mollement sur un lit de repos, comme si la lutte était finie et qu’ils n’eussent plus qu’à triompher de leur adversaire terrassé, quand ils se voient encore au milieu d’ennemis dont la rage déchaînée fait briller autour d’eux le fer de leurs lances et voler les traits de toutes parts. Quelle lâcheté est-ce là, valeureux soldats ! Quand vos compagnons sont au milieu du sang et du carnage, vous recherchez des mets délicats et faites grasse matinée ! Rendant que les autres, dis-je, veillent le jour et la nuit pour l’acheter le temps au plus vite, parce que les jours sont mauvais (Ephes., v, 16), Quatrième abus : l’excès de sommeil. vous, de votre côté, vous passez de longues nuits dans le sommeil et vous perdez le jour dans des entretiens oiseux ! Annoncez-vous la paix quand la paix n’est point faite (Jerem., vi, 14 et Ezech., xiii, 10) ? Eh quoi, ne rougirez-vous point en entendant l’Apôtre vous faire ce reproche avec indignation : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’à verser votre sang (Hebr., xii, 3) ? » Que dis-je, ne finirez-vous point par vous réveiller à ce coup terrible de tonnerre que le même Apôtre fait éclater à vos oreilles : « Lorsqu’ils diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup, par une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se sauver (I Thess., v, 3). » En vérité, c’est un excès de précaution de bander ses plaies avant qu’elles soient faites ; de gémir de blessures qu’on n’a point reçues encore ; de parer le coup qui n’est point porté ; de frictionner d’avance la place où l’on ne souffre point encore et d’appliquer un emplâtre là où la peau est encore intacte.

23. Ensuite, pour distinguer les malades de

  1. Pierre le Vénérable a corrigé cet abus par son statut xii. On peut lire sur ce sujet une lettre fort importante de cet abbé, la quinzième du livre vi aux prieurs et aux frères gardiens de l’ordre, il se montre beaucoup plus sévère et plus véhément encore que saint Bernard lui-même, dans la manière dont il blâme cet abus.